March 1, 2014 12:56 am
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Hier, j’ai assisté disons-le par erreur à ma première conférence en allemand, par le berlinois Dorian Astor. Il y était question de la politique des affects chez Luc Boltanski et, entre autres, de l’éros, de la philia et de l’agapé. Dans son intervention, il a cité Donald Winicott dont, dans mes recherches récentes, j’ai retrouvé un fragment qui lors de sa lecture m’avait beaucoup marqué. Alors qu’au fil de mes discussions, la question et le besoin de communauté est de partout autour de moi posé, les espaces d’affinités d’expériences illusoires que pose Winicott, ainsi que la possibilité, par le désir, de les constituer, trouvent chez moi, maintenant, un écho encore davantage particulier. “Nous pouvons, si nous le désirons, nous unir et former un groupe ayant pour base l’affinité de nos expériences illusoires” – énonciation, parole, communauté : il y a quelque chose pour moi chez Winicott, comme chez Bachelard, qui enveloppe mes recherches de chaleur, d’humanité, et me permettent toujours un peu davantage, à chaque fois, d’avancer. Heureuse de l’avoir retrouvé !
February 25, 2014 10:07 pm
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Travailler sur un film, un programme de rencontres, une héraldique, un jeton d’affect, un verre qui se boit tout seul, un tapis où se perdre et un coin de jardin d’intérieur, tout en finalisant l’assemblage des centaines de fragments contenant des traits d’espace et de mouvement qui composera l’installation Collection Morel à Bruxelles. Dans ces recherches, je suis retombée sur des bouts d’idées d’Hegel (“se tourner vers ses passions véritables et leur donner la force d’un désir universel”) et de Walter Benjamin (“la littérature comme éthique qui sélectionne ce qui est digne d’être conté”) qui depuis m’accompagnent et me guident tandis que ma proposition, enfin, se formalise. En apnée, donc, jusqu’au vernissage le jeudi 8 mai, avec entre autre un nouveau site pour Collection Morel. A l’œuvre !
January 19, 2014 1:13 pm
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J’ai été très impressionnée, hier, par le documentaire sur Arno Schmidt encore disponible pour quelques heures sur Arte +7. Si ses livres “Vaches en demi-deuil” et “Soir bordé d’or” m’accompagnent désormais, en français, depuis quelques années, me posant, depuis leurs images et mes étagères, entre autres la question du langage ainsi que celle de l’engagement et de la dévotion que représente toute entreprise de traduction, le documentaire “Le cœur dans la tête” diffusé sur Arte m’en apprend plus sur l’homme et sa vie, sa profonde autonomie, dont je n’avais eu qu’un goût jusqu’à présent. Sa pratique, ses choix de vie, m’assaillent de nombreuses questions dont celle de la dialectique de l’engagement dans l’œuvre, qui nécessiterait le retrait de la vie.
A propos de son chef d’œuvre, “Zettel’s Traum”, un livre format folio de 1334 pages inspiré par James Joyce et jamais traduit en français, il dit : “Je laisse aux rimailleurs patentés le soin de décrier la primauté de la prose et je les laisse croire que “le nec plus ultra” sera toujours un beau poème. Je ne sais pas mais il me semble que les choses sont un peu moins évidentes. Je crois qu’une vaste oeuvre romanesque, à laquelle un auteur des plus talentueux, un “aner myrionous”, quoi qu’on ait voulu dire par là, consacre une décennie voire deux de son existence unique, a plus d’importance aux yeux du lecteur que le sonnet le plus éthéré du plus verruqueux des tailleurs de mots. Car le lecteur, à juste titre, en veut pour son argent, et c’est une évidence.”
Pour réaliser ce livre, où il décrit par force images tous les reflets d’une journée à Bargfeld, le village où il est installé, Arno Schmidt a utilisé tout un système de fiches dans lesquelles il note ses impressions, avant de les classer puis de les assembler. Par la démesure de l’œuvre, par sa taille géante, le volume de temps et d’engagement qu’il y consacre, Arno Schmidt forge une hyperbole qui puisse donne de l’imagination, du travail à l’œuvre dans toute reconstitution, une représentation qui marque.
Le temps consacré à l’œuvre chez Schmidt, comme chez Proust et Jouannais, participe autant que les mots à sa nature d’œuvre littéraire où le savoir, les impressions et la perception sont au contraire de la vie superposés dans leur temporalité. Pour que cette transcription totale, superposée, soit rendue possible, chacune des unités doit être isolée avant d’être de nouveau assemblées selon une temporalité coïncidente dont l’œuvre, comme l’homme, est le mouvement et le coffret.
C’est un mouvement sans marqueurs, aux points d’étapes et de progrès très légers, qui ne se révèle que lorsqu’il est entièrement assemblé. Comme l’homme, il est l’œuvre du temps, dans la métabolisation et la maturation de ses affects et de ses perceptions que seule de longues durées peuvent transcender. Dans ces œuvres comme, dans une certaine mesure, celle de l’artiste Roman Opalka, le temps passe d’une nature de vent contraire à celle d’alliée, dont nous sommes entièrement forgés et constitués. Ces grandes œuvres, sur plusieurs années élaborées, sont autant de formes, il me semble, qui visent à l’exprimer.
Mais se pose également pour moi, dans le cadre de ces œuvres gigantesques dont le temps est tout autant que les mots la matière première, la question de l’entrée dans l’histoire et de l’ambition, par ces gestes littéraires probablement pensés par leurs auteurs comme autant de leviers pour devenir, par ces œuvres absolues et uniques, des personnages par-delà, au-delà de leurs existences dans le monde physique.
Il y a pour moi, dans ces prises de gestes immenses, dans ces assauts complets de la réalité, une dissolution du réel jusqu’au fantomatique dans lequel l’amour, comme éthique, se dissocie de façon de plus en plus profonde de l’être à son œuvre. Farouchement autonome, de plus en plus isolé, Arno Schmidt pose par son œuvre et sa vie la littérature comme un engagement où l’on est tout entier glissé, ouvrant en moi la question du champ et des limites que l’on peut souhaiter y donner.
Dans le documentaire, il est évoqué la façon dont Arno Schmidt souhaite que son œuvre puisse, peut-être, à son tour, former le désir d’écrire, de se constituer écrivain. Ici se déploie sûrement son éthique, toute entière contenue dans l’existence même de son œuvre, rejoignant ici Fogwill l’argentin que Vila-Matas cite dans son Bartleby, dans un cercle où, par la littérature et l’état d’être qu’elle induit, la foi et la croyance émergent, dissolvant le vide et l’envie.
Arno Schmidt dans ma tête, donc, alors que l’écriture même de mon texte est finie et que je retourne, de nouveau, habiter la vie. Je porte désormais plus que jamais l’auteur en moi, son œuvre et les questions qu’ils soulèvent aussi, les sachant désormais imbriquées à mon archéologie.
- Arno Schmidt, “Le coeur dans la tête“, documentaire de Wenzel Storch, RB/Arte, 2013
- Arno Schmidt, “Vaches en demi-deuil”, Tristram, 2003.
- Les fiches d’Arno Schmidt pour “Zettel’s Traum” – photo panoramique / davantage de captures d’écrans sur Locus Solus
- Ajout de 2023 : sur la partie concernant la valeur travail dans l’entreprise créative, les 5-10 dernières minutes de l’introduction du cours de Pierre-Michel Menger “Comment achever une oeuvre ? Travail et processus de création” au Collège de france (2019) sont très éclairante sur la pratique d’Arno Schmidt et son éclairage qu’il lui donne. Tous les cours / Lien vers l’introduction du cours. Merci à France Auda !
January 4, 2014 11:22 pm
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“Enfin je te dirai que je deviens, comme peintre, plus lucide devant la nature, mais que chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours très pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature. Ici, au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche”
- Paul Cézanne, courrier à son fils du 8 septembre 1906 (“Correspondance”, Paris, Grasset, 1978, p. 324) – pour Helga et ses recherches sur le cadre.
December 28, 2013 9:37 am
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Enfin lu, entre les repas et pendant les siestes, “Bartleby et compagnie” d’Enrique Vila-Matas, le pendant espagnol d’“Artistes sans oeuvres” de Jean-Yves Jouannais sur les agraphiques et les écrivains du refus, en attendant de me procurer l’“Abrégé d’histoire de littérature portative” dont Marion me dit le plus grand bien.
Commencer, dans la foulée, la lecture des “Ecrits timides sur le visible” de Gilbert Lascault (Le Félin, 2008, en reprise d’un 10/18 old school) m’invite à proposer au Club des Barteblys énoncé par Vila-Matas un poème de Raymond Roussel, “La vue”, pas exactement le plus connu de ses textes, et l’interprétation que Gilbert Lascault en fait. Roussel y décrit longuement “la vue enchâssée au fond du porte-plume”, minuscule photographie “mise dans une boule de verre”, le stylo porté à l’horizontale. Lascault écrit : “Regarder la vue, c’est s’interdire d’écrire, au moins pendant que l’on voit. L’écrivain est ici le contraire du peintre et surtout du photographe, dont les regards se continuent immédiatement en enregistrements. L’écrivain doit attendre pour décrire. Le texte de Roussel met en scène ce que Jacques Derrida explicitera. La description constitue un retard par rapport à la vision de la vue. Celui qui, l’œil gauche fermé, tient avec trois doigts un porte-plume à peu près à l’horizontale, celui-là ne peut pas en même temps écrire. Pour lui, la vue représente un dedans, un intérieur. Elle est le dedans de l’outil à écrire ; elle est enchâssée. Elle est également le dedans du texte qui reste futur tant que le voyeur la regarde. Interne à l’écriture de plusieurs façons, elle devient, par cette intériorité même, un des obstacles à l’acte d’écrire. Elle doit fasciner pour donner le désir d’en maintenir une trace. Mais une trop longue fascination par la vue immobilise l’oeil et paralyse la main ; elle suspend l’écriture comme mouvement.”
Vila-Matas, de son côté, cite dans son livre l’écrivain argentin Fogwill : “J’écris pour ne pas être écrit. J’ai longtemps vécu écrit, j’étais récit. Je suppose que j’écris pour écrire les autres, pour agir sur l’imagination, sur la révélation, sur la connaissance des autres. Peut-être sur le comportement littéraire des autres.”
Lire enfin “Bartleby et compagnie”, pousser mon étude sur Jean-Yves Jouannais mais aussi Gilbert Lascault, m’ont confortée dans l’intuition que l’image – entendue comme un impact construit et déconstruit par l’imaginaire – est probablement le vecteur le plus puissant de la pensée par la réserve infinie de sens qui, au contact d’autres images, peuvent en être dépliés. Chaque image est une graine à même de bousculer, de remodeler le réel. Les trois auteurs, à la manière de Borges, regroupent, recoupent et essaiment. Par les images ainsi mises en circulation, par la tension et la densité qu’elles donnent à nos imagiers, ces auteurs permettent la vectorisation de nouvelles possibilités d’échanges, de constitutions de communautés. On les dits érudits là où ils ne sont qu’élan, vers un être au monde pour soi et pour les autres qui soit davantage ciselé. La lecture, et les ouvrages qu’ils en font, sont pour moi le terreau de ce mouvement là.
En redonnant une dialectique à la littérature – lire ou écrire, voir ou enregistrer, imaginer ou matérialiser -, Vila-Matas et Jouannais rappellent son pouvoir extraordinaire sur nos vies, nos parcours comme nos circuits de pensée (expérience particulièrement à l’œuvre dans “L’Encyclopédie des guerres” de Jean-Yves Jouannais, d’une manière proche, même si distincte, de Gilles Deleuze dans l’Abécédaire, le dispositif proposé par Claire Parnet).
En isolant un faisceau de positions et de pratiques qui échappent au style, en distordant légèrement le champ de l’Histoire pour y superposer affect, mystère, poésie et beauté, en y insérant ou en affermissant personnages et fables, en étant – surtout – sincèrement présents à leurs oeuvres, ces deux auteurs m’impressionnent, mieux : m’encouragent et m’invitent, avec Gilbert Lascault et quelques autres, à me créer.
Imaginaire, fiction, mystère, beauté : à mon tour, j’arrive à la table et ferme pour quelques temps les volets. Le club, j’arrive ! J’amènerai, j’espère, ma meilleure contribution de tendresse. Je vous retrouve l’année prochaine à Paris, Berlin et Bruxelles. Meilleures fêtes, et très belle nouvelle année !
- Enrique Vila-Matas, “Bartleby et compagnie”, Christian Bourgois, 2002
- Gilbert Lascault, “Ecrits timides sur le visible”, Le Félin, 2008
- Jean-Yves Jouannais, “Artistes sans oeuvres”, Hazan, 1997
- Jean-Yves Jouannais, “L’encyclopédie des guerres” dans L’Atelier de la création, France Culture 2013. Exposition du 13 avril au 9 juin à la Villa Arson, Nice. Prochaines séances au Centre Pompidou, Paris : 23 janvier, 13 février, 13 mars et 10 avril 2014 – entrée libre.
- Egalement : René Passeron, André Scherb (“La fable et le protocole”, L’Harmattan, 2013), Maurice Merleau-Ponty, Richard Brautigan (“Un privé à Babylone”, 10/18, 1991)
- Images : documentation Studio Walter, 2013