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Arno Schmidt, oeuvre bordée d’or

January 19, 2014 1:13 pm Published by

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J’ai été très impressionnée, hier, par le documentaire sur Arno Schmidt encore disponible pour quelques heures sur Arte +7. Si ses livres “Vaches en demi-deuil” et “Soir bordé d’or” m’accompagnent désormais, en français, depuis quelques années, me posant, depuis leurs images et mes étagères, entre autres la question du langage ainsi que celle de l’engagement et de la dévotion que représente toute entreprise de traduction, le documentaire “Le cœur dans la tête” diffusé sur Arte m’en apprend plus sur l’homme et sa vie, sa profonde autonomie, dont je n’avais eu qu’un goût jusqu’à présent. Sa pratique, ses choix de vie, m’assaillent de nombreuses questions dont celle de la dialectique de l’engagement dans l’œuvre, qui nécessiterait le retrait de la vie.

A propos de son chef d’œuvre, “Zettel’s Traum”, un livre format folio de 1334 pages inspiré par James Joyce et jamais traduit en français, il dit : “Je laisse aux rimailleurs patentés le soin de décrier la primauté de la prose et je les laisse croire que “le nec plus ultra” sera toujours un beau poème. Je ne sais pas mais il me semble que les choses sont un peu moins évidentes. Je crois qu’une vaste oeuvre romanesque, à laquelle un auteur des plus talentueux, un “aner myrionous”, quoi qu’on ait voulu dire par là, consacre une décennie voire deux de son existence unique, a plus d’importance aux yeux du lecteur que le sonnet le plus éthéré du plus verruqueux des tailleurs de mots. Car le lecteur, à juste titre, en veut pour son argent, et c’est une évidence.”

Arno Schmidt - Fiches pour Zettel's Traum

Pour réaliser ce livre, où il décrit par force images tous les reflets d’une journée à Bargfeld, le village où il est installé, Arno Schmidt a utilisé tout un système de fiches dans lesquelles il note ses impressions, avant de les classer puis de les assembler. Par la démesure de l’œuvre, par sa taille géante, le volume de temps et d’engagement qu’il y consacre, Arno Schmidt forge une hyperbole qui puisse donne de l’imagination, du travail à l’œuvre dans toute reconstitution, une représentation qui marque.

Le temps consacré à l’œuvre chez Schmidt, comme chez Proust et Jouannais, participe autant que les mots à sa nature d’œuvre littéraire où le savoir, les impressions et la perception sont au contraire de la vie superposés dans leur temporalité. Pour que cette transcription totale, superposée, soit rendue possible, chacune des unités doit être isolée avant d’être de nouveau assemblées selon une temporalité coïncidente dont l’œuvre, comme l’homme, est le mouvement et le coffret.

C’est un mouvement sans marqueurs, aux points d’étapes et de progrès très légers, qui ne se révèle que lorsqu’il est entièrement assemblé. Comme l’homme, il est l’œuvre du temps, dans la métabolisation et la maturation de ses affects et de ses perceptions que seule de longues durées peuvent transcender. Dans ces œuvres comme, dans une certaine mesure, celle de l’artiste Roman Opalka, le temps passe d’une nature de vent contraire à celle d’alliée, dont nous sommes entièrement forgés et constitués. Ces grandes œuvres, sur plusieurs années élaborées, sont autant de formes, il me semble, qui visent à l’exprimer.

Mais se pose également pour moi, dans le cadre de ces œuvres gigantesques dont le temps est tout autant que les mots la matière première, la question de l’entrée dans l’histoire et de l’ambition, par ces gestes littéraires probablement pensés par leurs auteurs comme autant de leviers pour devenir, par ces œuvres absolues et uniques, des personnages par-delà, au-delà de leurs existences dans le monde physique.

Il y a pour moi, dans ces prises de gestes immenses, dans ces assauts complets de la réalité, une dissolution du réel jusqu’au fantomatique dans lequel l’amour, comme éthique, se dissocie de façon de plus en plus profonde de l’être à son œuvre. Farouchement autonome, de plus en plus isolé, Arno Schmidt pose par son œuvre et sa vie la littérature comme un engagement où l’on est tout entier glissé, ouvrant en moi la question du champ et des limites que l’on peut souhaiter y donner.

Dans le documentaire, il est évoqué la façon dont Arno Schmidt souhaite que son œuvre puisse, peut-être, à son tour, former le désir d’écrire, de se constituer écrivain. Ici se déploie sûrement son éthique, toute entière contenue dans l’existence même de son œuvre, rejoignant ici Fogwill l’argentin que Vila-Matas cite dans son Bartleby, dans un cercle où, par la littérature et l’état d’être qu’elle induit, la foi et la croyance émergent, dissolvant le vide et l’envie.

Arno Schmidt dans ma tête, donc, alors que l’écriture même de mon texte est finie et que je retourne, de nouveau, habiter la vie. Je porte désormais plus que jamais l’auteur en moi, son œuvre et les questions qu’ils soulèvent aussi, les sachant désormais imbriquées à mon archéologie.

  • Arno Schmidt, Le coeur dans la tête, documentaire de Wenzel Storch, RB/Arte, 2013
  • Arno Schmidt, “Vaches en demi-deuil”, Tristram, 2003.
  • Les fiches d’Arno Schmidt pour “Zettel’s Traum”photo panoramique / davantage de captures d’écrans sur Locus Solus
  • Ajout de 2023 : sur la partie concernant la valeur travail dans l’entreprise créative, les 5-10 dernières minutes de l’introduction du cours de Pierre-Michel Menger “Comment achever une oeuvre ? Travail et processus de création” au Collège de france (2019) sont très éclairante sur la pratique d’Arno Schmidt et son éclairage qu’il lui donne. Tous les cours / Lien vers l’introduction du cours. Merci à France Auda !

Impressions d’espace (automne à Berlin)

November 14, 2013 2:08 am Published by

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Le 1er novembre, au colloque “Interstices / Aesthetic spaces of expérience in the arts” organisé par ICI Berlin Institute for Cultural Enquiry, j’ai pu assister a une très intéressante communication d’Helga de la Motte-Haber, psychologue et musicologue allemande née en 1938, sur la perception et les impressions d’espaces convoyées par l’art et la musique: “Space impressions conveyed by music and sound art : mind expanding illusion”.

En repartant de la peinture (Yves Klein, Malevich, Rothko) et des installations de James Turrell qui proposent pour certaines un espace infini comme celui accessible aux cosmonautes ou aux voyageurs de l’Arctique, elle aborde “le lointain” chez Debussy et les notations d’espaces, véritables architectures intégrées, dans les oeuvres de Varèse. Dans les oeuvres les plus récentes, elle évoquera l’installation “Cosmiconkascade” de Tim Otto-Roth (2009), composée de 16 capteurs de rayons, destinée à représenter l’activité énergétique permanente qui nous entoure pour terminer en ouvrant sur la question du soleil et de la lumière.

Au coeur de son intervention, la question de l’accès à la quatrième dimension, celle de l’espace et du temps dans l’art, par-delà ce que nos sens nous permettent, est centrale. Alors qu’Helga de La Motte-Haber aborde l’imagination comme producteur, agrégateur de cette dimension là, mais également la spiritualité (notamment chez Klein et Turrell), se pose à moi la question de l’abstraction, de la capacité abstractive, comme voie d’accès à ce que seule l’intuition nous permet jusqu’alors d’approcher, au-delà des capacités de nos sens (le noumène, la chose en soi, le Ding an sich, ce qu’on voudra).

Cette question, je la tiens de Michel Carrouges dont j’ai enfin eu la chance de lire “Les machines célibataires” (Le Chêne, 1975), ce qu’il écrit sur le “Grand verre” de Duchamp (“De même qu’une ombre à deux dimensions est projetée par un objet à trois dimensions, de même un objet à trois dimensions est une projection d’une chose à quatre dimensions que nous ne voyons pas…”) et Pawlowksi (“La quatrième dimension, qui ne ressemble à aucune des autres, mais les englobe toutes et les domine, c’est le pouvoir d’abstraction de la conscience humaine, capable de tout dissocier et tout réinventer.”)

Aux nombreuses questions ouvertes par le livre de Carrouges, se superposait en moi en vague la belle expression de Jocelyn Benoist sur la subjectivité, et l’homme démiurge de son monde représenté :  « dans la culture de l’affection et des pensées, dont l’expérience constitue la teneur du retour à soi, il ne faut voir que le ressac du monde, le retour à soi étant retour du monde à soi, non pas dans la clôture de ses jeux, mais dans le passage toujours de nouveau possible d’un de ses jeux à un autre. La “solitude” où je “me” trouve me reconduit vers les autres, vers l’expérience d’autres formes de la relation sociale, en dehors des codes établis. Le moi se noue et se dénoue, d’un code à un autre. L’échelle de ces variations est la subjectivité.» (Wikipedia).

Dans cette grande salle carrée couverte de parquet, d’où l’on voit les toits de Prenzlauer Berg et la nuit qui doucement les découpe, j’étais contente d’entendre et de rencontrer une copine de recherche si belle et élancée. Une femme ! qui recouvre désormais ma ville d’une lumière très douce. Hâte de la retrouver !

  • Michel Carrouges “Les machines célibataires”, Le chêne, 1975 (édition augmentée, notamment de 4 lettres de Marchel Duchamp)
  • Harald Szeemann (dir.), “Les Machines célibataires / Junggesellenmaschinen” – Venise, Biennale, exposition du 6 septembre au 30 octobre 1975 – Malmö Konsthall, sept-oct 1976, Alfieri editore, 1975, avec des textes de Michel Carrouges, Gilbert Lascault, Jean-François Lyotard, Jean Clair et Marc Le Bot
  • Arearevue)s( numéro 11, “Vinci d’aujourd’hui : délirantes ou célibataires, les machines dans l’art”, 2006.
  • Pierre Hemptinne, “Courir dans le monochrome”, Comment c’est, 2010 / peinture : Yves Klein
  • Egalement : Duchamp, Caradec, Fulcanelli, Einstein, Poincaré