Sur les dispositifs
October 31, 2018 3:09 pmSchémas dans l’article “L’élaboration d’une suppléance par un procédé d’écriture : Raymond Roussel“ de Jean-Claude Maleval, revue Che Vuoi n°19 “Sublimer ?”, L’Harmattan, 2003.
Schémas dans l’article “L’élaboration d’une suppléance par un procédé d’écriture : Raymond Roussel“ de Jean-Claude Maleval, revue Che Vuoi n°19 “Sublimer ?”, L’Harmattan, 2003.
Photo Quentin Rollet – pour les musiques imaginaires. Également : Pascal Comelade “Danses et Chants de Syldavie“, DSA, 1994
“L’amore sol la mi fa remitare, la sol me fa sollecita” (“L’amour seul me fait souvenir, lui seul me rend alerte”)
Alors que mon projet de série de portraits “4 roses” (1) est en train de prendre forme pour l’exposition et le programme sur les machines célibataires en 2016 au Lieu Unique, je me suis retrouvée à échanger, aujourd’hui, avec Pascal Comelade que nous prévoyons d’aller filmer pendant l’hiver. Ce soir, je me suis replongée dans une petite pile de documents, extraite de l’atelier, qui m’attendait depuis quelques semaines : ses “Écrits monophoniques submergés” (Le Camion Blanc, 1999), le catalogue de son exposition au KRTU à Figueres en 2003, et quelques petites choses de Dominique Grimaud (“L’underground musical en France”, Le Mot et le reste, 2008 ; les deux numéros d’un “Certain (?) rock français”), mais aussi un livre sur les “Secrets du microsillon” (Travail des hommes, 1964).
L’exercice est troublant : les archives de Comelade sont, pour une partie, au plus proche des miennes. Des courriers tapés à la machine de Jacques Debout aux exercices de style et au Petit Simonin, des musiques de pays imaginaires aux musiques bien réelles qu’il cite qui en nombre m’habitent, j’ai aussi découvert la collection d’art psychopathologique du Docteur Sponsz-Müller qui n’avait pas eu d’impact sur moi la première fois, et relu avec plaisir son précis de jargon sonore où l’on apprend qu’accordéon se dit aussi boîte à frisson, et que chanter Ramona n’est pas qu’une affaire de chanson. Il y est aussi question, dans une liste, d’escaliers qui ne mènent nulle part, de trompes-l’œil et de lieux qui, comme Bomarzo, les folies Siffait, la maison Picassiette à Chartres ou le Palais idéal forment, ensemble, la partie la plus visuelle de l’imaginaire des lieux que j’ai essayé d’embrasser avec Morel. Et qui me rappelle aussi que Comelade est d’abord un mec qui écrit : des textes, des titres, des musiques, des gestes, des listes, des groupes de gens, des ensembles. Il assemble.
Alors que le tri et le réaménagement de mon appartement continue, les mains dans les disques, les livres et les documents, et que cette lecture du livre au Camion Blanc se superpose avec mon amitié récente et forte pour Pierre Bastien, une topologie se révèle, me donnant lieu et racines : de toutes les musiques que je porte, une seule fait pour moi vraiment scène, celle qui autour de Pascal et Pierre forme une brèche vers des lectures à tiroirs du réel, où le sens d’œuvres littéraires et artistiques sous d’autres formes s’active. Sans eux, mon écoute de la musique serait séparée du reste de mon imaginaire, à moins qu’ils ne l’aient eux-même forgé à force d’écoutes, entières, parfois dans la pénombre, de certains de leurs disques, et par leurs propos et propositions que je suis avec attention maintenant depuis de nombreuses années.
Cela suffit-il pour comprendre la façon dont certaines de leurs obsessions sont aujourd’hui – ou ont pu être – les miennes ? Jusqu’à quel point m’ont ils forgée pour qu’aujourd’hui, je trouve une grande partie de mon identité dans leurs prises esthétiques, dont la musique n’est qu’un seul des aspects ? Cette question est aussi, à rebours, celle de la culture, de la communauté et du champ du signe pour reprendre le célèbre titre de Duchamp : celle de la communication seulement possible par les signes partagés, ces figures-pivots de l’imaginaire que peuvent être les œuvres, permettant de communiquer par des figures des pans entiers de notre inénoncé, le rapport esthétique comme une capacité de rapport aux autres et au monde, l’infini fixé, enchâssé dans des objets, n’existant que dans une grille de rapports entre eux.
Pascal Comelade et Pierre Bastien, donc, partout en moi ce soir alors que ma réflexion sur les machines célibataires s’est ces derniers jours un peu structurée, et que la question de son dépassement est plus que jamais au centre du travail d’écriture. Si la série “4 roses” – dont tous les deux feront partie – devrait me permettre d’extraire des lignes communes au fil des portraits, je relierai déjà ce soir Pascal et Pierre en cercle Obstinato, un club d’obsessionnels visant à la beauté et à l’instant d’éternité, auquel j’adjoindrai également, parmi les contemporains, Peignot et sûrement Jouannais. Cette idée, en tous les cas, me plaît, et la mets en sillon jusqu’à Céret.
(1) “4 roses est une série de portraits de personnes qui ont une lecture diagonale du monde, dans laquelle aucun objet n’est de l’autre isolé et où le vivant se révèle dans la surprise de ce qui a été relié. Grands lecteurs, ils sont peut-être comme Borges qui se plaisait à imaginer qu’au fond, il n’était jamais vraiment sorti de la bibliothèque et du jardin de son enfance, et qu’il ne faisait que tisser et défaire les idées qui y étaient nées. 4 roses propose, en quatre figures, des portraits de ces imaginaires et de ces lecteurs pour qui la construction de sens est un ouvrage permanent, ces machines célibataires pour qui la pensée et l’affect sont du même mouvement.” Collection Morel / projet en cours de production, avec Mariette Auvray.
Au téléphone, donc, récemment, Gilbert Lascault. Qui me confiait avoir des problèmes d’électricité, des livres dans des cartons : bref, de ne plus rien retrouver. Il dit : “Quand je pense à un livre, hop, il n’est pas là”. Et moi de me souvenir d’un texte sur son enfance, “une itinérance sans livres et sans jouets, après l’expulsion de sa famille en 1940”, écrit par Evelyne Toussaint pour Critique d’art (1), et au rapport que l’on entretient avec les livres que l’on a déjà lu.
De mes lectures, au-delà des notes que je peux prendre et dans lesquelles je me replonge rarement, des images, comme autant d’impacts, se forment. Certains livres n’en offrent aucunes, d’autres plusieurs. Le plus généralement une ou deux images, le livre refermé, révèlent s’accrocher : ça peut être une phrase, une intuition – une visualisation. A cet échafaudage, la couverture, une image dans le livre, se raccrochent parfois (2). Rapidement, le livre refermé, le détail s’estompe et les images continuent doucement leur formation à distance du texte. Certaines deviennent plus pâles, se minéralisent, comme d’autres deviennent plus vives, de nouveau malléables, à la rencontre de nouvelles images. Avoir sa bibliothèque à portée de la main, permet dans ces instants de revenir à la vérité du texte, à défaut d’avoir accès à la vérité du monde. L’image reprend racine ; quelque chose, sur terre, devient enfin souverain.
J’ai ouvert ma réflexion, en 2011, à partir des bibliothèques ; d’abord par le portrait en creux qu’elles pourraient constituer de leurs propriétaires (3), les bibliothèques imaginaires, puis, par la suite, par de grandes réflexions sur celle de Jean-Yves Jouannais (troquant tous ses livres sur l’art sur des livres sur la guerre, et le travail sur son Encyclopédie) et celle pléthorique, tout à fait à l’inverse, du théoricien de l’art Jean-Claude Moineau. Vidéo (4) :
Aujourd’hui, j’ai tranché : si tous mes livres ne m’ont pas traversée d’images, je sais aujourd’hui qu’il m’en faut autant que possible l’accès. A l’inverse des lieux, qui changent et se transforment, offrant ainsi prise à la perte et à la nostalgie, le texte devient, par les images qu’il forme et sa tangibilité, la possibilité d’un leimôn auquel on peut retourner. Petite joie ! Je vais enfin pouvoir bien m’installer.
(1) Evelyne Toussaint, “Portrait. Gilbert Lascault“, Critique d’art, 2004.
(2) En tête, les carnets Merzbo-Derek et Derrière la salle de bains sur Tumblr.
(3) Idée totalement tombée par la lecture, encore en cours, de “Suicide” d’Edouard Levé : “Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message. (…) Ton père connaît par coeur les textes et les images de ce livre qui ne lui ressemblait pas, mais auquel il a fini par s’identifier. Il cherche la page, et dans la page, la phrase que tu avais choisie” (Folio Gallimard, 2011, pp. 9-13)
(4) Sylvie Chan-Liat, “00:00:59” , sur une proposition de Jean-Baptiste Farkas, tourné dans la bibliothèque de Jean-Claude Moineau.
“Pendant longtemps j’ai cru que j’avais grandi dans un faubourg de Buenos Aires, un faubourg de rues aventureuses et de violents couchers de soleil. J’ai en fait grandi dans un jardin cerné d’un long mur et dans une bibliothèque contenant d’innombrables livres anglais (…). Plus de trente ans ont passé, la maison dans laquelle me furent révélées ces fictions a été démolie, (…) mais j’aime à penser que je ne suis au fond jamais sorti de cette bibliothèque et de ce jardin. Qu’ai-je fait ensuite, et que ferai-je d’autre que tisser et défaire les idées qu’ils ont fait naître?” Jorge Luis Borges