Marie-Pierre Esthétique
December 3, 2014 12:15 am- Photo par Pierre Bélouin, Fonds Studio Walter 2011.
Alors que l’écriture d’un texte sur un artiste, son œuvre et mon rapport à eux me résiste, je suis aujourd’hui en réflexion sur l’obsession, la façon dont elle nous habite et ne serait, selon Vila-Matas et Jouannais, qu’une idée dont la forme n’a pas encore été trouvée. Quel est son lien avec l’ineffable et la totalité ? Quelle est la nature de ce qui la compose ? Et, surtout, comment la dépasser ?
Écrire, créer, lorsque l’on a en ligne un point du jour plus grand que les objets, les images isolées, qui peuvent de façon flottante nous constituer, est un mouvement. Les petites œuvres sont dégagées au profit de la grande, celle qui porte et déroule en elle la possibilité de relier tout ce que nous sommes au moment même où nous l’envisageons. L’œuvre devient alors une décomposition, avant de pouvoir être recomposée : entre l’ineffable et le chaos d’intuitions, de bouts d’idées, de phrases qui nous habitent ; la tension du dispositif à trouver puis son déroulement, lorsque les polarités qui pourraient nous bloquer sont mises en circuit et agrégées ; et enfin le lieu depuis lequel écrire, élancer sa pensée, qu’il soit celui où nous nous trouvons, notre position, ou celui, primitif, qui forme la scène première, depuis lequel l’histoire en nous peut commencer à s’élancer.
Cette articulation ne peut se mouvoir que dans la dilatation et la réduction, une transformation d’état qui, si je suis dans son mouvement, depuis plusieurs jours me laisse sans bords. D’où parler ? Depuis la hauteur ou l’intérieur ? Depuis l’ineffable de l’autre, de l’œuvre ou du mien ? Depuis l’objectivité de l’œuvre ou depuis son rapport à moi, la façon dont en moi un circuit s’élabore avec elle ? Comment partager une vérité de l’art qui, nous le sentons, nous traverse depuis un point de vue qui soit à la fois interne et externe, où l’invisible se superpose au visible, tout en impliquant un autre que soi – l’artiste vivant, son œuvre, la légitimation et le discours que voulons leur offrir – dans le texte ? Comment concilier ce qui, dans notre regard, notre perception, nous semble inconciliable et puisse faire trace et chemin dans l’espace public, comme accès à l’Histoire de l’artiste et son œuvre (1) et, de ce geste, espérer en réduire un mythe ?
La tension, ici, est maximale et si chaque jour, chaque lecture, chaque échange, chaque pensée que je peux avoir forme une superposition toujours plus dense et ouvre, à chaque fois, une possible forme sincère de ce qui pourrait être à faire, le dispositif, pour autant, toujours à moi se dérobe lorsqu’il s’agit de trouver, d’imaginer l’espace où la vérité de l’œuvre, de l’artiste et la mienne peuvent entièrement se rencontrer. C’est un mouvement où les cadres possibles d’édition, sont tous convoqués et aussi rapidement écartés afin que la parole soit libre, en sincérité, sans costume dans lequel se mouler. Nue, sans cadre, voulant accéder au plus vrai, l’obsession m’assiège, créant en moi un champ tendu dont je veux trouver les courroies, un dispositif singulier, propre à moi, à l’œuvre et à l’artiste, qui puisse aussi ouvrir la parole, l’écriture, de celui qui en moi a fait faille.
Tendue, donc, tandis que le texte, l’écriture, comme barriérage puis ouverture d’un champ, me résiste, espérant que de cette dilatation devenue étirement un espace, pouvant devenir livre, se forme. Tout est, je sais, déjà là en moi, orpheline seulement du premier chiffre de la séquence, du protocole qui l’ouvrira. Travailler à donner forme, pleinement, intensément, oblige à fouiller au plus profond de soi, dans les désirs les plus constitutifs de notre personne, dont l’épellation n’a été que partielle jusqu’à maintenant, et en former, en articuler, une superposition plausible au monde dans un lexique qui soit le mien. Plongée, amalgame, remontée : du nuage chargé de contraires, je sais qu’un texte, comme forme, saura in fine me trouver, même si je ne sais pas quand. En élan !
“Le charme de l’étrange peut être ressenti aussi bien, par exemple, en regardant un lointain bleu qu’en regardant un paysage qui apparaîtrait dans le ciel. Il est permis de douter de l’obligation de ressentir un sentiment “déterminé” par ce que nous regardons. Une chose très familière est regardée parfois avec un sentiment de l’étrange et nous pouvons avoir un sentiment familier pour des choses dites mystérieuses; dans les deux possibilités se trouvent réunis soit un sentiment de l’étrange, la chose familière et nous-mêmes. Cela n’implique guère la “détermination” de nos sentiments ni que le peintre puisse décider quel sentiment un tableau devrait provoquer. (…) Le sentiment que nous éprouvons pendant que nous regardons un tableau n’est pas à distinguer du tableau ni de nous-mêmes. Le sentiment, le tableau et nous-mêmes sommes réunis en notre mystère.”
Il existe des lieux spéciaux, uniques, qui offrent des expériences esthétiques et sensibles particulières. Dans ces espaces, nous nous projetons : par effet de réflexion, une poétique s’opère.
Ils peuvent être des jardins, des recoins, des passages, des architectures, des paysages comme des territoires. Ils n’existent parfois que dans l’imaginaire et la fiction, ou ne sont connus que d’un tout petit nombre.
Ces lieux résonnent : mis en circuit avec notre imaginaire, ils oeuvrent et provoquent l’intuition, offrant de nouvelles alvéoles d’expérimentation.
Ces lieux, ainsi que les espaces et les dynamiques d’individuation qu’ils ouvrent, sont les objets de la Collection Morel, une proposition sur les lieux, l’expérience sensible des lieux et l’espace de la pensée qui aura lieu à PointCulture Bruxelles, au mois de mai 2014.
Dans ce cadre, nous proposerons notamment une Bibliothèque des lieux uniques qui rassemblera des témoignages d’expériences de lieux. Les témoignages devront répondre à ces deux questions : Pourquoi ce lieu est-il unique ? Que s’est-il passé ?
Les participations doivent être sur format A4 recto simple, format portrait, et être accompagnées d’un titre. Elles peuvent comporter des images, comme être sur plusieurs feuillets, manuscrits ou tapuscrits, envoyés par messagerie ou par courrier. Elles doivent idéalement nous parvenir avant le 30 avril 2014, mais les dépôts resteront possibles après.
Collection Morel – contact@collection-morel.com
Association Disco-Babel, 24 avenue du Château, F-94300 Vincennes
Photo : Philippe Lebruman / Collection Morel
Collection Morel est un projet de Studio Walter
You are the centre of your little world and I am of mine.
Now and again we meet for tea, we’re two of a kind.
This is our universe, cups of tea.
We have a beautiful cosmos, you and me.
Ivor Cutler – Beautiful cosmos (via Keith)
Ce week-end, le rock et l’amour m’ont travaillée. Des abandons, des avancées et une nouvelle amitié m’y ont menée. Quel est ce “rock et amour”qui me travaille tant ? C’est tout d’abord une expérience de réception, puis de circulation par remise en émission. L’artiste, créateur de la pastille originelle, ce qu’il y met et son intention, ses paroles (1), ne sont pas ce qui me travaille. La porte d’entrée que j’envisage au “rock et amour”, le véritable début de son édifice, ce n’est pas l’oeuvre mais l’instant de la coïncidence et de l’agrégation qu’il provoque en nous. Un inénonçable faiblit à la lumière de ce nouveau jour : quelque chose se passe. C’est le point de départ de ce que je veux explorer, comment les oeuvres deviennent des unités parmi les unités, que nous imaginons constitutives de nous mais surtout comment, de là, une sorte d’esthétique seconde, partant du récepteur, s’opère. Yves Citton (2) parlerait peut-être d’interprétation. Le mouvement que j’essaie de définir est d’une autre nature : c’est celui d’un amatorat tel que définit par Bernard Stiegler, celui de personnes « cultivant un rapport au temps qui fonde un rapport aux œuvres » (3), qui « muées par la curiosité et la passion de la connaissance, tentent de créer leurs propre espace émancipatoire » (4), mais également, dans le cas qui m’occupe, d’en partager les accès. Les cercles peuvent être plus ou moins proches, des béguins et des amitiés à de plus larges audiences (blogs, revues, édition, associations…), comme autant de communautés à créer. L’énergie, celle de l’affect, reste de même nature à chacun de ces niveaux : c’est le “rock et amour” que je veux nommer et pour lequel j’ai tant à travailler, et dont la question du célibat de la subjectivité est évidemment centrale, même si je pense qu’elle peut être dépassée par ce que l’esthétique seconde peut, dans ses rebonds, provoquer. Mais, d’abord, profiter de Walter, mon petit enfant, tout enjoué par cette belle journée de septembre, de cet amour doux, entier et instantané, de cette immense chance que l’on a de s’être rencontrés. Rock et amour : je te reverrai !
(1) Voir à ce sujet l’appel du colloque international sur le rock et l’amour qui aura lieu à l’Université Paul Valéry, Montpellier 3, le 16 et 17 avril 2014, coordination Claude Chastagner.
(2) Yves Citton, “L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?”, Paris, Editions La Découverte, 2010, 203 pages
(3) Bernard Stiegler, « Le temps de l’amatorat », paru dans Alliage, n°69 – Octobre 2011, mis en ligne le 17 juillet 2012.
(4) Josep Ramoneda, « Rompre les inerties : l’engagement du CCCB », communiqué de presse sur la création de l’Institut de Recherche et d’Innovation, direction Bernard Stiegler, Centre Pompidou, 2009, p. 11
Dessin : How Far is Far? by Alvin Tresselt and Ward Brackett, 1964 via Stopping off places
Reçu ce jour de New-York ! Mais d’abord finir les éléments de poïétique générale de René Passeron. Résumé : Building on concepts developed in his previously published New Theory of Beauty, Guy Sircello constructs a bold and provocative theory of love in which the objects of love are the qualities that “bear” beauty and the pleasure of all love is “erotic,” without being “sexual.” The theory reveals a continuity of subject matter between premodern notions of love and modern notions of aesthetic pleasure, thus providing grounds for criticizing modern tendencies to isolate the aesthetic both culturally and psychologically and to separate it from its home in the human body.