Rock, amour et amatorat

Rock, amour et amatorat

Fanzine Ventoline #3, Juillet 2021. Photo David Stieffenhofer pour Studio Walter, 2022. Maquette par Félicité Landrivon pour Ventoline.

Dans son Abrégé de littérature portative, Enrique Vila-Matas évoque l’écrivain argentin Fogwill, et l’une de ses phrases : “Écrire pour ne pas être écrit”. Ce que j’ai pris depuis pour devenir mon credo, me semble aussi être ce qui est à l’œuvre dans les scènes indépendantes qui nous animent. Mais comment les définir ? Pendant plusieurs années, j’ai essayé de partir à la recherche du Rock et amour, une chose que j’aurai aimé théoriser pour définir tout cette énergie activiste, magnifique, éthique et généreuse que j’ai pu croiser depuis toutes ces années “à faire des choses dans la musique”. Dans mes recherches pour essayer de la décrire, la notion d’amatorat, telle que définie par Bernard Stiegler, m’a interpellée. Pour la définir, le philosophe évoquait des personnes « cultivant un rapport au temps qui fonde un rapport aux œuvres », qui « muées par la curiosité et la passion de la connaissance, tentent de créer leurs propre espace émancipatoire » (1). Par ce registre d’actes, des scènes se forment, davantage par les interactions et circulations sociales qui s’y tissent que par les objets artistiques qui servent alors de supports à un goût, une culture partagée. Ces objets artistiques prennent alors une dimension supplémentaire de catalyseurs, instituant des dynamiques qui impactent profondément les parcours personnels. L’énergie dans ces scènes est tout à l’inverse du modèle industriel : les outils de production sont développés en propre et collectivement dans des initiatives de réalisation de soi, au plus proche de nos passions et goûts, de ce qui nous remue et nous fait mettre en motion. L’énergie qui peut se déployer dans la réalisation d’un fanzine, de concerts, de disques, de tournées, est chargée d’une attention, d’un soin et d’un désir de partage qui, je considère, est de la plus grande pureté. Et c’est ainsi, par cette énergie vibrante, que les scènes se forment, jamais fondamentalement déliée des affects et d’un désir puissant de vivre, selon des termes au plus proche de nos souhaits. “En réalité on ne sait jamais ce qu’il se passe, on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe et c’est comme ça que les choses arrivent.” (2) Dans ce grand mouvement de l’histoire qui se fait, alimenté par les énergies activistes, les initiatives deviennent à leurs tours des foyers d’inspiration, élargissant, transformant, les espaces d’émancipation. Cette circulation, comme infinie, est certainement ce qui me fascine le plus dans cette scène dans laquelle j’aurai passé, en 2022, exactement 30 ans, et qui a eu un impact profond dans mes manières de faire, ainsi que tout l’arbre de rencontres que ce soit d’oeuvres comme de personnes qui s’en est tissé. “La musique, ce n’est pas seulement ce qu’on entend, mais tout ce qui se passe” (George Brecht). À la musique, et à tout ce qu’il peut se passer !

Marie-Pierre Bonniol

mariepierrebonniol.com

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(1) Bernard Stiegler, “Le temps de l’amatorat,” Alliage 69 (Octobre 2011), mis en ligne le 17 juillet 2012.

(2) Citation de Jean-Pierre Léaud dans un film de Philippe Garrel.

(*) Merci à Marion Orel, Jean Cristofol et Julien Gaillard. 

Publication originale du texte: fanzine Ventoline #3, Juillet 2021.

Une version anglaise de ce texte, traduite par Robert Hughes, a été publiée à l’occasion du programme Bookleg de Bloc Books au Tennis Bar à Berlin, le 2 juin 2022.