“N’est-ce pas?”, “C’est vrai ! C’est vrai !”
“Le kitsch s’avère donc le mode de consommation du réel et de l’imaginaire de quiconque aspire à l’adhésion la plus normative au social, mais cette consommation n’est validée que par sa redistribution en pure visibilité. Le kitsch intègre alors sa fonction de lien, de liant social. Lorsqu’il s’agit pour deux individus de se reconnaître, le kitsch advient à la fois comme le moyen et la nature de cette reconnaissance, l'”invention” interdite d’originalité d’un lieu commun à des fins ponctuelles de pseudo communication. Tout objet ou sentiment quelconque est susceptible de jouer le rôle de ce lieu commun. Et c’est une fois que l’objet en question intègre cette logique du poncif que sa propre kitschification advient, mais surtout qu’il rend possible le rapport d’identification des protagonistes.
Flaubert nous offre un saisissant exemple de ce principe avec le premier dialogue entre le jeune clerc Léon Dupuis et madame Bovary à l’auberge du Lion d’or le soir de l’arrivée à Yonville.
“- (…) Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
– Oh! j’adore la mer, dit M. Léon.
– Et pis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ?
– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. (…)”
Suivent, en chapelet, quelques pensées également partagées sur la musique, sur les lectures du soir au coin du feu, sur le charme des romans, sur “les vers plus tendres que la prose”… Et à chacun des articles de ce catalogue de la convention, Léon, Emma, émerveillés de cette communion, acquiescent à tout va, au tout venant de leur pseudo intériorité :
“N’est-ce pas?”, “C’est vrai ! C’est vrai !”
(…) Le kitsch c’est l’évènement sentimental que fantasment Emma et Léon et qui les fait se reconnaître en retour au travers de prétextes qui ne sont que traversés par le flux du poncif. Cette électricité baigne d’ailleurs plus les objets qu’elle ne circule en eux, troublant la surface de leur singularité pour y multiplier les signes de connivence. La psychologie du kitsch, cet “art du bonheur”, selon l’expression d’Abraham Moles, a pour règle d’or l’assentiment. Condition d’un confort, d’une sécurité et d’une communication en écho, cette hygiène de l’assentiment, assentiment à ce qui s’énonce et se pense, le kitsch lubrifie ce qui déjà n’aspire qu’à la fluidité des idées reçues et instrumentalise les images à des fins de transactions a-dynamiques, de potlachs abstraits sans plus de don que de destruction, dénués de défi. L’irruption du débat, de la contradiction, de la violence dialectique fait voler en éclats l’univers kitsch. Celui-ci, tout à sa réduction des possibles singuliers, à sa raréfaction des fulgurances, n’est rien moins qu’un eugénisme culturel.”
- Jean-Yves Jouannais, Kitsch, mauvais goût. Eugénisme, attentat in Société perpendiculaire – Rapport d’activité, Images Modernes, 2002, pp 158-160
- Aussi : Nicolas Bouyssi sur Edouard Levé et le name dropping : “Cette quête concurrentielle du bon côté, du havre de paix tautologique où chacun serait soit-disant reconnu pour ce qu’il est, où tout le monde communiquerait et où il n’y aurait plus de perte de temps, plus de mésentente et de différend à condition qu’on soit tous enfin pareils, on pourrait le définir comme le contraire d’un champ de tension, autrement dit comme lieu de détente. Et on pourrait définir ce lieu de détente comme pulsion de mort” (Nicolas Bouyssi, Esthétique du stéréotype, essai sur Edouard Levé, PUF, 2011, pp. 65-66)