Et retour au mot
“Mots de passe… L’expression me semble assez bien dessiner une façon quasi initiatique d’entrer à l’intérieur des choses, sans pour autant en dresser un catalogue. Car les mots sont porteurs, générateurs d’idées, plus encore, peut-être, que l’inverse. Opérateurs de charme, opérateurs magiques, non seulement ils transmettent ces idées et ces choses, mais eux-mêmes se métaphorisent, se métabolisent les uns dans les autres, selon une sorte d’évolution en spirale. C’est ainsi qu’ils sont passeurs d’idées.
Les mots ont pour moi une extrême importance. Qu’ils aient une vie propre, donc qu’ils soient mortels, est l’évidence pour quiconque ne revendique pas une pensée définitive, à visée édificatrice. Ce qui est mon cas. Il y a dans la temporalité des mots un jeu presque poétique de mort et de renaissance : les métaphorisations successives font qu’une idée devient plus et autre chose qu’elle-même – une “forme de pensée”. Car le langage pense, nous pense et pense pour nous au moins tout autant que nous pensons au travers de lui. C’est un échange là aussi, qui peut être symbolique, entre mots et idées.
On croit avancer à coups d’idées – c’est sans doute le fantasme de tout théoricien, de tout philosophe – mais ce sont aussi les mots eux-mêmes qui génèrent ou régénèrent les idées, qui font office d'”embrayeurs”. En ces moments-là, les idées s’entrecroisent, se mêlent au niveau du mot, qui sert alors d’opérateur – mais d’opérateur non technique – dans une catalyse où le langage lui-même est en jeu. Ce qui en fait un enjeu au moins aussi important que les idées.
Donc, parce que les mots passent, trépassent, se métamorphosent, se font passeurs d’idées selon des filières imprévues, non calculées, l’expression “mots de passe” me semble permettre de ressaisir les choses à la fois en les cristallisant et en les situant dans une perspective ouverte, panoramique.”
- Jean Baudrillard, “Mots de passe”, Biblio essais, Le Livre de Poche, 2007, pp. 9-10, via Séverine