Les livres, les textes, les images

Au téléphone, donc, récemment, Gilbert Lascault. Qui me confiait avoir des problèmes d’électricité, des livres dans des cartons : bref, de ne plus rien retrouver. Il dit : “Quand je pense à un livre, hop, il n’est pas là”. Et moi de me souvenir d’un texte sur son enfance, “une itinérance sans livres et sans jouets, après l’expulsion de sa famille en 1940”, écrit par Evelyne Toussaint pour Critique d’art (1), et au rapport que l’on entretient avec les livres que l’on a déjà lu.

De mes lectures, au-delà des notes que je peux prendre et dans lesquelles je me replonge rarement, des images, comme autant d’impacts, se forment. Certains livres n’en offrent aucunes, d’autres plusieurs. Le plus généralement une ou deux images, le livre refermé, révèlent s’accrocher : ça peut être une phrase, une intuition – une visualisation. A cet échafaudage, la couverture, une image dans le livre, se raccrochent parfois (2). Rapidement, le livre refermé, le détail s’estompe et les images continuent doucement leur formation à distance du texte. Certaines deviennent plus pâles, se minéralisent, comme d’autres deviennent plus vives, de nouveau malléables, à la rencontre de nouvelles images. Avoir sa bibliothèque à portée de la main, permet dans ces instants de revenir à la vérité du texte, à défaut d’avoir accès à la vérité du monde. L’image reprend racine ; quelque chose, sur terre, devient enfin souverain.

J’ai ouvert ma réflexion, en 2011, à partir des bibliothèques ; d’abord par le portrait en creux qu’elles pourraient constituer de leurs propriétaires (3), les bibliothèques imaginaires, puis, par la suite, par de grandes réflexions sur celle de Jean-Yves Jouannais (troquant tous ses livres sur l’art sur des livres sur la guerre, et le travail sur son Encyclopédie) et celle pléthorique, tout à fait à l’inverse, du théoricien de l’art Jean-Claude Moineau. Vidéo (4) :

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Aujourd’hui, j’ai tranché : si tous mes livres ne m’ont pas traversée d’images, je sais aujourd’hui qu’il m’en faut autant que possible l’accès. A l’inverse des lieux, qui changent et se transforment, offrant ainsi prise à la perte et à la nostalgie, le texte devient, par les images qu’il forme et sa tangibilité, la possibilité d’un leimôn auquel on peut retourner. Petite joie ! Je vais enfin pouvoir bien m’installer.

(1) Evelyne Toussaint, “Portrait. Gilbert Lascault“, Critique d’art, 2004.

(2) En tête, les carnets Merzbo-Derek et Derrière la salle de bains sur Tumblr.

(3) Idée totalement tombée par la lecture, encore en cours, de “Suicide” d’Edouard Levé : “Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message. (…) Ton père connaît par coeur les textes et les images de ce livre qui ne lui ressemblait pas, mais auquel il a fini par s’identifier. Il cherche la page, et dans la page, la phrase que tu avais choisie” (Folio Gallimard, 2011, pp. 9-13)

(4) Sylvie Chan-Liat, “00:00:59” , sur une proposition de Jean-Baptiste Farkas, tourné dans la bibliothèque de Jean-Claude Moineau.

  • Alberto Manguel, “Une histoire de la lecture”, Actes Sud, 1998
  • Alberto Manguel, “La bibliothèque la nuit”, Actes Sud, 2006 / Wikipedia
  • Verhaeghe, Jean Daniel, “La bibliothèque idéale“, archives INA, avec Pierre-André Boutang, Michel Serres, Philippe Sollers, Roberto Calasso, Gilles Lapouge, Emmanuel Le Roy Ladurie, Christian Bourgois et Alain Jaubert.

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  • Aussi / ajout : exposition “Dérobés” de Sophie Calle (Galerie Emmanuel Perrotin, Paris, jusqu’au 11 janvier 2014), sur l’impression, l’impact, la rémanence et la trace, où des cadres de tableaux volés sont laissés et des oeuvres sont décrites par les personnels des musée.