Club Obstinato
“L’amore sol la mi fa remitare, la sol me fa sollecita” (“L’amour seul me fait souvenir, lui seul me rend alerte”)
Alors que mon projet de série de portraits “4 roses” (1) est en train de prendre forme pour l’exposition et le programme sur les machines célibataires en 2016 au Lieu Unique, je me suis retrouvée à échanger, aujourd’hui, avec Pascal Comelade que nous prévoyons d’aller filmer pendant l’hiver. Ce soir, je me suis replongée dans une petite pile de documents, extraite de l’atelier, qui m’attendait depuis quelques semaines : ses “Écrits monophoniques submergés” (Le Camion Blanc, 1999), le catalogue de son exposition au KRTU à Figueres en 2003, et quelques petites choses de Dominique Grimaud (“L’underground musical en France”, Le Mot et le reste, 2008 ; les deux numéros d’un “Certain (?) rock français”), mais aussi un livre sur les “Secrets du microsillon” (Travail des hommes, 1964).
L’exercice est troublant : les archives de Comelade sont, pour une partie, au plus proche des miennes. Des courriers tapés à la machine de Jacques Debout aux exercices de style et au Petit Simonin, des musiques de pays imaginaires aux musiques bien réelles qu’il cite qui en nombre m’habitent, j’ai aussi découvert la collection d’art psychopathologique du Docteur Sponsz-Müller qui n’avait pas eu d’impact sur moi la première fois, et relu avec plaisir son précis de jargon sonore où l’on apprend qu’accordéon se dit aussi boîte à frisson, et que chanter Ramona n’est pas qu’une affaire de chanson. Il y est aussi question, dans une liste, d’escaliers qui ne mènent nulle part, de trompes-l’œil et de lieux qui, comme Bomarzo, les folies Siffait, la maison Picassiette à Chartres ou le Palais idéal forment, ensemble, la partie la plus visuelle de l’imaginaire des lieux que j’ai essayé d’embrasser avec Morel. Et qui me rappelle aussi que Comelade est d’abord un mec qui écrit : des textes, des titres, des musiques, des gestes, des listes, des groupes de gens, des ensembles. Il assemble.
Alors que le tri et le réaménagement de mon appartement continue, les mains dans les disques, les livres et les documents, et que cette lecture du livre au Camion Blanc se superpose avec mon amitié récente et forte pour Pierre Bastien, une topologie se révèle, me donnant lieu et racines : de toutes les musiques que je porte, une seule fait pour moi vraiment scène, celle qui autour de Pascal et Pierre forme une brèche vers des lectures à tiroirs du réel, où le sens d’œuvres littéraires et artistiques sous d’autres formes s’active. Sans eux, mon écoute de la musique serait séparée du reste de mon imaginaire, à moins qu’ils ne l’aient eux-même forgé à force d’écoutes, entières, parfois dans la pénombre, de certains de leurs disques, et par leurs propos et propositions que je suis avec attention maintenant depuis de nombreuses années.
Cela suffit-il pour comprendre la façon dont certaines de leurs obsessions sont aujourd’hui – ou ont pu être – les miennes ? Jusqu’à quel point m’ont ils forgée pour qu’aujourd’hui, je trouve une grande partie de mon identité dans leurs prises esthétiques, dont la musique n’est qu’un seul des aspects ? Cette question est aussi, à rebours, celle de la culture, de la communauté et du champ du signe pour reprendre le célèbre titre de Duchamp : celle de la communication seulement possible par les signes partagés, ces figures-pivots de l’imaginaire que peuvent être les œuvres, permettant de communiquer par des figures des pans entiers de notre inénoncé, le rapport esthétique comme une capacité de rapport aux autres et au monde, l’infini fixé, enchâssé dans des objets, n’existant que dans une grille de rapports entre eux.
Pascal Comelade et Pierre Bastien, donc, partout en moi ce soir alors que ma réflexion sur les machines célibataires s’est ces derniers jours un peu structurée, et que la question de son dépassement est plus que jamais au centre du travail d’écriture. Si la série “4 roses” – dont tous les deux feront partie – devrait me permettre d’extraire des lignes communes au fil des portraits, je relierai déjà ce soir Pascal et Pierre en cercle Obstinato, un club d’obsessionnels visant à la beauté et à l’instant d’éternité, auquel j’adjoindrai également, parmi les contemporains, Peignot et sûrement Jouannais. Cette idée, en tous les cas, me plaît, et la mets en sillon jusqu’à Céret.
(1) “4 roses est une série de portraits de personnes qui ont une lecture diagonale du monde, dans laquelle aucun objet n’est de l’autre isolé et où le vivant se révèle dans la surprise de ce qui a été relié. Grands lecteurs, ils sont peut-être comme Borges qui se plaisait à imaginer qu’au fond, il n’était jamais vraiment sorti de la bibliothèque et du jardin de son enfance, et qu’il ne faisait que tisser et défaire les idées qui y étaient nées. 4 roses propose, en quatre figures, des portraits de ces imaginaires et de ces lecteurs pour qui la construction de sens est un ouvrage permanent, ces machines célibataires pour qui la pensée et l’affect sont du même mouvement.” Collection Morel / projet en cours de production, avec Mariette Auvray.
- Pascal Comelade, “Détail Monochrome” / Bel Canto, DSA 1984, G3G 2007. Extrait : “Park Güell“
- Portraits extraits de “Ecrits monophoniques subermergés“, J.Y. Camus, Obliques sessions, Vandoeuvre-les-Nancy, 1997.
- Site de Revue & Corrigée, revue à laquelle Pascal Comelade et moi avons collaboré les mêmes années, et dont de nombreux textes des “Ecrits monophoniques submergés” sont extraits.
- Pascal Comelade, “4 roses pour Marie” in “Haikus De Piano“, 1992.
- Bonus track envoyé par Julie (sur scène, alors au bord de l’évanouissement) à la suite de la lecture de ce billet : “Tycho Brahe invite Pascal Comelade“