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Annie Le Brun, Sade et les moteurs

November 8, 2014 11:39 am Published by

« Sade nous révèle que l’exercice de la pensée n’est pas une activité abstraite, mais qu’elle est déterminée par les mouvements des désirs et que sa source est avant tout pulsionnelle. C’est la phrase fameuse dans Histoire de Juliette : «On déclame contre les passions sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien». Les héros de Sade ne pensent jamais « à froid », ils discutent vivement, y prennent du plaisir, il y a chez eux un constant «échauffement» de l’esprit. Le dialogue montre la montée du trouble dans la pensée, au cours d’une continuelle surenchère de l’imagination érotique sur le raisonnement. D’ailleurs Juliette, l’héroïne favorite de Sade, le dit bien : « Ma pensée est prompte à s’échauffer », révélant comment la pensée se met en mouvement. Sade est le premier à nous dire cela, et plus encore, à nous le faire ressentir. »

  • Annie Le Brun sur Sade, interview de Frédéric Joignot, Sade Essaime, LeMonde.fr, Novembre 2014
  • Exposition : Sade. Attaquer le soleil, jusqu’au 25 janvier 2015, Musée d’Orsay, Paris.

Et retour au mot

May 23, 2014 12:05 pm Published by

“Mots de passe… L’expression me semble assez bien dessiner une façon quasi initiatique d’entrer à l’intérieur des choses, sans pour autant en dresser un catalogue. Car les mots sont porteurs, générateurs d’idées, plus encore, peut-être, que l’inverse. Opérateurs de charme, opérateurs magiques, non seulement ils transmettent ces idées et ces choses, mais eux-mêmes se métaphorisent, se métabolisent les uns dans les autres, selon une sorte d’évolution en spirale. C’est ainsi qu’ils sont passeurs d’idées.

Les mots ont pour moi une extrême importance. Qu’ils aient une vie propre, donc qu’ils soient mortels, est l’évidence pour quiconque ne revendique pas une pensée définitive, à visée édificatrice. Ce qui est mon cas. Il y a dans la temporalité des mots un jeu presque poétique de mort et de renaissance : les métaphorisations successives font qu’une idée devient plus et autre chose qu’elle-même – une “forme de pensée”. Car le langage pense, nous pense et pense pour nous au moins tout autant que nous pensons au travers de lui. C’est un échange là aussi, qui peut être symbolique, entre mots et idées.

On croit avancer à coups d’idées – c’est sans doute le fantasme de tout théoricien, de tout philosophe – mais ce sont aussi les mots eux-mêmes qui génèrent ou régénèrent les idées, qui font office d'”embrayeurs”. En ces moments-là, les idées s’entrecroisent, se mêlent au niveau du mot, qui sert alors d’opérateur – mais d’opérateur non technique – dans une catalyse où le langage lui-même est en jeu. Ce qui en fait un enjeu au moins aussi important que les idées.

Donc, parce que les mots passent, trépassent, se métamorphosent, se font passeurs d’idées selon des filières imprévues, non calculées, l’expression “mots de passe” me semble permettre de ressaisir les choses à la fois en les cristallisant et en les situant dans une perspective ouverte, panoramique.”

  • Jean Baudrillard, “Mots de passe”, Biblio essais, Le Livre de Poche, 2007, pp. 9-10, via Séverine