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Le club des Bartlebys

December 28, 2013 9:37 am Published by

Le club des Bartleby - Studio Walter

Enfin lu, entre les repas et pendant les siestes, “Bartleby et compagnie” d’Enrique Vila-Matas, le pendant espagnol d’“Artistes sans oeuvres” de Jean-Yves Jouannais sur les agraphiques et les écrivains du refus, en attendant de me procurer l’“Abrégé d’histoire de littérature portative” dont Marion me dit le plus grand bien.

Commencer, dans la foulée, la lecture des “Ecrits timides sur le visible” de Gilbert Lascault (Le Félin, 2008, en reprise d’un 10/18 old school) m’invite à proposer au Club des Barteblys énoncé par Vila-Matas un poème de Raymond Roussel, “La vue”, pas exactement le plus connu de ses textes, et l’interprétation que Gilbert Lascault en fait. Roussel y décrit longuement “la vue enchâssée au fond du porte-plume”, minuscule photographie “mise dans une boule de verre”, le stylo porté à l’horizontale. Lascault écrit : “Regarder la vue, c’est s’interdire d’écrire, au moins pendant que l’on voit. L’écrivain est ici le contraire du peintre et surtout du photographe, dont les regards se continuent immédiatement en enregistrements. L’écrivain doit attendre pour décrire. Le texte de Roussel met en scène ce que Jacques Derrida explicitera. La description constitue un retard par rapport à la vision de la vue. Celui qui, l’œil gauche fermé, tient avec trois doigts un porte-plume à peu près à l’horizontale, celui-là ne peut pas en même temps écrire. Pour lui, la vue représente un dedans, un intérieur. Elle est le dedans de l’outil à écrire ; elle est enchâssée. Elle est également le dedans du texte qui reste futur tant que le voyeur la regarde. Interne à l’écriture de plusieurs façons, elle devient, par cette intériorité même, un des obstacles à l’acte d’écrire. Elle doit fasciner pour donner le désir d’en maintenir une trace. Mais une trop longue fascination par la vue immobilise l’oeil et paralyse la main ; elle suspend l’écriture comme mouvement.”

Vila-Matas, de son côté, cite dans son livre l’écrivain argentin Fogwill : “J’écris pour ne pas être écrit. J’ai longtemps vécu écrit, j’étais récit. Je suppose que j’écris pour écrire les autres, pour agir sur l’imagination, sur la révélation, sur la connaissance des autres. Peut-être sur le comportement littéraire des autres.”

Lire enfin “Bartleby et compagnie”, pousser mon étude sur Jean-Yves Jouannais mais aussi Gilbert Lascault, m’ont confortée dans l’intuition que l’image – entendue comme un impact construit et déconstruit par l’imaginaire – est probablement le vecteur le plus puissant de la pensée par la réserve infinie de sens qui, au contact d’autres images, peuvent en être dépliés. Chaque image est une graine à même de bousculer, de remodeler le réel. Les trois auteurs, à la manière de Borges, regroupent, recoupent et essaiment. Par les images ainsi mises en circulation, par la tension et la densité qu’elles donnent à nos imagiers, ces auteurs permettent la vectorisation de nouvelles possibilités d’échanges, de constitutions de communautés. On les dits érudits là où ils ne sont qu’élan, vers un être au monde pour soi et pour les autres qui soit davantage ciselé. La lecture, et les ouvrages qu’ils en font, sont pour moi le terreau de ce mouvement là.

En redonnant une dialectique à la littérature – lire ou écrire, voir ou enregistrer, imaginer ou matérialiser -, Vila-Matas et Jouannais rappellent son pouvoir extraordinaire sur nos vies, nos parcours comme nos circuits de pensée (expérience particulièrement à l’œuvre dans “L’Encyclopédie des guerres” de Jean-Yves Jouannais, d’une manière proche, même si distincte, de Gilles Deleuze dans l’Abécédaire, le dispositif proposé par Claire Parnet).

En isolant un faisceau de positions et de pratiques qui échappent au style, en distordant légèrement le champ de l’Histoire pour y superposer affect, mystère, poésie et beauté, en y insérant ou en affermissant personnages et fables, en étant – surtout – sincèrement présents à leurs oeuvres, ces deux auteurs m’impressionnent, mieux : m’encouragent et m’invitent, avec Gilbert Lascault et quelques autres, à me créer.

Imaginaire, fiction, mystère, beauté : à mon tour, j’arrive à la table et ferme pour quelques temps les volets. Le club, j’arrive ! J’amènerai, j’espère, ma meilleure contribution de tendresse. Je vous retrouve l’année prochaine à Paris, Berlin et Bruxelles. Meilleures fêtes, et très belle nouvelle année !

Meilleurs voeux - Studio Walter

  • Enrique Vila-Matas, “Bartleby et compagnie”, Christian Bourgois, 2002
  • Gilbert Lascault, “Ecrits timides sur le visible”, Le Félin, 2008
  • Jean-Yves Jouannais, “Artistes sans oeuvres”, Hazan, 1997
  • Jean-Yves Jouannais, “L’encyclopédie des guerres” dans L’Atelier de la création, France Culture 2013. Exposition du 13 avril au 9 juin à la Villa Arson, Nice. Prochaines séances au Centre Pompidou, Paris : 23 janvier, 13 février, 13 mars et 10 avril 2014 – entrée libre.
  • Egalement : René Passeron, André Scherb (“La fable et le protocole”, L’Harmattan, 2013), Maurice Merleau-Ponty, Richard Brautigan (“Un privé à Babylone”, 10/18, 1991)
  • Images : documentation Studio Walter, 2013

Les livres, les textes, les images

December 5, 2013 11:11 pm Published by

Au téléphone, donc, récemment, Gilbert Lascault. Qui me confiait avoir des problèmes d’électricité, des livres dans des cartons : bref, de ne plus rien retrouver. Il dit : “Quand je pense à un livre, hop, il n’est pas là”. Et moi de me souvenir d’un texte sur son enfance, “une itinérance sans livres et sans jouets, après l’expulsion de sa famille en 1940”, écrit par Evelyne Toussaint pour Critique d’art (1), et au rapport que l’on entretient avec les livres que l’on a déjà lu.

De mes lectures, au-delà des notes que je peux prendre et dans lesquelles je me replonge rarement, des images, comme autant d’impacts, se forment. Certains livres n’en offrent aucunes, d’autres plusieurs. Le plus généralement une ou deux images, le livre refermé, révèlent s’accrocher : ça peut être une phrase, une intuition – une visualisation. A cet échafaudage, la couverture, une image dans le livre, se raccrochent parfois (2). Rapidement, le livre refermé, le détail s’estompe et les images continuent doucement leur formation à distance du texte. Certaines deviennent plus pâles, se minéralisent, comme d’autres deviennent plus vives, de nouveau malléables, à la rencontre de nouvelles images. Avoir sa bibliothèque à portée de la main, permet dans ces instants de revenir à la vérité du texte, à défaut d’avoir accès à la vérité du monde. L’image reprend racine ; quelque chose, sur terre, devient enfin souverain.

J’ai ouvert ma réflexion, en 2011, à partir des bibliothèques ; d’abord par le portrait en creux qu’elles pourraient constituer de leurs propriétaires (3), les bibliothèques imaginaires, puis, par la suite, par de grandes réflexions sur celle de Jean-Yves Jouannais (troquant tous ses livres sur l’art sur des livres sur la guerre, et le travail sur son Encyclopédie) et celle pléthorique, tout à fait à l’inverse, du théoricien de l’art Jean-Claude Moineau. Vidéo (4) :

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Aujourd’hui, j’ai tranché : si tous mes livres ne m’ont pas traversée d’images, je sais aujourd’hui qu’il m’en faut autant que possible l’accès. A l’inverse des lieux, qui changent et se transforment, offrant ainsi prise à la perte et à la nostalgie, le texte devient, par les images qu’il forme et sa tangibilité, la possibilité d’un leimôn auquel on peut retourner. Petite joie ! Je vais enfin pouvoir bien m’installer.

(1) Evelyne Toussaint, “Portrait. Gilbert Lascault“, Critique d’art, 2004.

(2) En tête, les carnets Merzbo-Derek et Derrière la salle de bains sur Tumblr.

(3) Idée totalement tombée par la lecture, encore en cours, de “Suicide” d’Edouard Levé : “Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message. (…) Ton père connaît par coeur les textes et les images de ce livre qui ne lui ressemblait pas, mais auquel il a fini par s’identifier. Il cherche la page, et dans la page, la phrase que tu avais choisie” (Folio Gallimard, 2011, pp. 9-13)

(4) Sylvie Chan-Liat, “00:00:59” , sur une proposition de Jean-Baptiste Farkas, tourné dans la bibliothèque de Jean-Claude Moineau.

  • Alberto Manguel, “Une histoire de la lecture”, Actes Sud, 1998
  • Alberto Manguel, “La bibliothèque la nuit”, Actes Sud, 2006 / Wikipedia
  • Verhaeghe, Jean Daniel, “La bibliothèque idéale“, archives INA, avec Pierre-André Boutang, Michel Serres, Philippe Sollers, Roberto Calasso, Gilles Lapouge, Emmanuel Le Roy Ladurie, Christian Bourgois et Alain Jaubert.

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  • Aussi / ajout : exposition “Dérobés” de Sophie Calle (Galerie Emmanuel Perrotin, Paris, jusqu’au 11 janvier 2014), sur l’impression, l’impact, la rémanence et la trace, où des cadres de tableaux volés sont laissés et des oeuvres sont décrites par les personnels des musée.

Entrée Jean-Yves Jouannais

October 16, 2013 9:00 pm Published by

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UN GARCON

Jean-Yves Jouannais est né à Montluçon en 1964. Etudiant en lettres à Poitiers, il fait partie de la société Perpendiculaire. Arrivé à Paris, il collabore à Art Press, en devient le rédacteur en chef, enseigne à Paris VIII et travaille pour une émission sur Arte tout en effectuant des recherches et en publiant des livres sur les artistes sans œuvres, le kitsch, le fiasco et l’idiotie. Il a également été le commissaire de plusieurs expositions.

Depuis 2008, il se concentre sur l’Encyclopédie des guerres, un projet sans artefact ni terme ni même de projet de publication, ayant pour objet la guerre et la littérature, et pour sujet lui même.

Il en présente, chaque mois, une entrée en public au Centre Georges Pompidou à Paris et à la Comédie de Reims. La prochaine séance parisienne aura lieu demain jeudi 17 octobre, et présentera l’entrée « Ignition ».

Elle est en entrée libre, et nous y serons / informations.

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UN TRAVAIL

La boîte Jean-Yves Jouannais est un travail en cours sur l’expérience que nous pouvons avoir de certaines visions d’artistes, la façon dont elles entrent en résonance avec notre inénonçable, et active comme un champ magnétique aux échanges très rapides entre nous et la subjectivité de l’artiste, telle que nous nous la représentons, via le corpus de son œuvre et de ses déclarations.

La dynamique projective en jeu est constituée d’aller-retours de distances, d’intensités, différentes où, à chaque boucle, un constituant de notre personne bouge légèrement. De ce flux, de ce calage, certaines de nos intuitions deviennent moins diffuses, nous procurant de la force pour notre énonciation, l’établissement de notre propre paradigme.

Il est souvent le même à l’œuvre en amour – nous le pensons, en tous cas, avec mon amie Séverine. Roland Barthes aussi, semble-t-il (1).

UNE FORME

De cet ouvrage qui se passe et qui se fait, le texte – sous sa forme linéaire – me résiste. Présenté en critique de l’oeuvre de Jouannais, il échouerait par l’insincérité même de sa prise de position : l’objectivité sur l’œuvre, comme ce qui constitue ce que nous y projetons, est inatteignable. La fiction, elle, gonflerait la projection.

De là s’engage une lutte pour donner une forme propre, au plus près de la pureté des lignes de force qui nous traversent. Tous les cadres d’angles – points de vue, fonctions, intérêts – doivent être abandonnés et le cœur à nu arriver, dans sa plus grande possible vérité.

Dès lors, j’opte pour un objet et un texte, en cartes, travaillés avec le soin d’une œuvre, qui, si elle existe, n’est utilisée et liée que par moi, par la teneur que je lui donne dans son articulation même avec ma vie : une écriture en cartes et en boîte, donc, que mes mains puissent prendre, déplier, refermer – un lieu pour la pensée qu’à ouvert en moi Jean-Yves Jouannais (2).

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UN POINT D’APPUI

Me poser la question de ce que représentent pour moi la pratique et la pensée de cet auteur, m’efforcer d’en extraire, étaler et analyser les tenants de leur influence, de la façon dont ils s’écrivent en moi, m’ouvre a une expérience proche de celle décrite par Borges dans « L’écriture du Dieu » dans “L’Aleph” (1952, page 86). Dans ce texte, un prisonnier accède au mystère du monde par la lecture, en faisceaux, de la peau d’un jaguar qui jouxte sa cellule.

Entrer dans la couture d’une œuvre, d’un énoncé, d’un sujet, s’efforcer d’en dilater puis d’en réduire les signes afin d’en reconstituer l’architecture invisible qui puisse lui permettre d’être par nous parcourue, est un mouvement qui pour moi dépasse l’esthétique et relève de la poïétique : l’œuvre ouvre un monde que nous créons et qui nous créé.

La pratique de Jean-Yves Jouannais et celles qu’elle ouvre, se déploient pour moi dans cet espace, dans ces faisceaux là (3).

UN IMPACT

Rarement un auteur aura eu impact aussi diffusé sur moi, au fil des années. De ma lecture d’« Artistes dans oeuvres » dès sa sortie à l’actuel dispositif de l’Encyclopédie, le parcours et la pensée de Jean-Yves Jouannais m’impressionnent autant qu’ils m’accompagnent.

Une recherche véritable, me semble-t-il, les anime, ainsi qu’une éthique qui prend la forme d’une grande exigence intellectuelle, suivant son propre paradigme.

Son œuvre, dans la forme à laquelle elle est arrivée, est puissante : elle est à la fois un geste qui puisse permettre son devenir-personnage, mais aussi de couvrir ses besoins plutôt que de courir ses désirs (4). Elle ne s’active qu’avec la vie, et invite à mieux vivre la nôtre.

La connaître enfin en performance, en parole, me procure une grande joie. Hâte d’être là !

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  • Jean-Yves Jouannais, Encyclopédie des guerres, entrée “Ignition”, jeudi 17 octobre, 19h, petite salle / Centre Georges Pompidou, entrée libre / informations
  • Photos : Boîte Jean-Yves Jouannais, travail en cours (extraits) – Studio Walter 2013

NOTES

(1) Roland Barthes, “Fragments d’un discours amoureux”, Tel Quel / Seuil, 1977.

(2) En tête, la très belle dédicace d’ouverture de “Sens Unique” de Walter Benjamin : “Cette rue s’appelle RUE ASJA LACIS du nom de celle qui en fut l’ingénieur et la perça dans l’auteur”. Walter Benjamin, “Sens unique” précédé de “Une enfance berlinoise”, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, édition revue, Maurice Nadeau, 2001, p. 137.

(3) « Une encyclopédie des guerres en elle-même n’a pas plus d’intérêt qu’un autre projet d’écriture, si ce n’est qu’ici, c’est une entreprise littéraire qui invente son auteur. Je suis littéralement inventé par cette écriture, et ça je le vérifie concrètement. ». Jean-Yves Jouannais, Entretien avec Jean-Charles Masséra, in “It’s Too Late to Say Littérature”, revue AH ! #10, éd. Cercle d’art, 2010

(4) « Au final, il s’agirait peut-être de trouver la solution pour continuer à jouir de la littérature en évitant de devenir écrivain. » Jean-Yves Jouannais, Entretien avec Jean-Charles Masséra, idem.

BIBLIOGRAPHIE

  • Collectif, “La Société Perpendiculaire, Rapport d’activités”, Images Modernes, 2002
  • Collectif, « Les grands entretiens d’Art Press : Harald Szeeman », Art Press, 2013
  • Jean-Yves Jouannais, « Artiste sans œuvres (I would prefer not to) », Hazan, 1997.
  • Jean-Yves Jouannais, « Jésus Hermès Congrès », Verticales, 2001
  • Jean-Yves Jounnais, « L’humiliation des théories », Magazine Littéraire « Philosophie et Art –
    La fin de l’esthétique ? », coordination Elie During, Novembre 2002
  • Jean-Yves Jouannais « L’Idiotie. Art. vie. politique – méthode », Editions Beaux-Arts Magazine livres, 2003
  • Jean-Yves Jouannais, « Encyclopédie des guerres », Centre Georges Pompidou, depuis 2008.
  • Jean-Yves Jouannais « L’Usage des ruines. Portraits obsidionaux », Verticales, 2012

BONUS

“N’est-ce pas?”, “C’est vrai ! C’est vrai !”

September 25, 2013 6:33 pm Published by

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“Le kitsch s’avère donc le mode de consommation du réel et de l’imaginaire de quiconque aspire à l’adhésion la plus normative au social, mais cette consommation n’est validée que par sa redistribution en pure visibilité. Le kitsch intègre alors sa fonction de lien, de liant social. Lorsqu’il s’agit pour deux individus de se reconnaître, le kitsch advient à la fois comme le moyen et la nature de cette reconnaissance, l'”invention” interdite d’originalité d’un lieu commun à des fins ponctuelles de pseudo communication. Tout objet ou sentiment quelconque est susceptible de jouer le rôle de ce lieu commun. Et c’est une fois que l’objet en question intègre cette logique du poncif que sa propre kitschification advient, mais surtout qu’il rend possible le rapport d’identification des protagonistes.

Flaubert nous offre un saisissant exemple de ce principe avec le premier dialogue entre le jeune clerc Léon Dupuis et madame Bovary à l’auberge du Lion d’or le soir de l’arrivée à Yonville.

“- (…) Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.

– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.

– Oh! j’adore la mer, dit M. Léon.

– Et pis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ?

– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. (…)”

Suivent, en chapelet, quelques pensées également partagées sur la musique, sur les lectures du soir au coin du feu, sur le charme des romans, sur “les vers plus tendres que la prose”… Et à chacun des articles de ce catalogue de la convention, Léon, Emma, émerveillés de cette communion, acquiescent à tout va, au tout venant de leur pseudo intériorité :

“N’est-ce pas?”, “C’est vrai ! C’est vrai !”

(…) Le kitsch c’est l’évènement sentimental que fantasment Emma et Léon et qui les fait se reconnaître en retour au travers de prétextes qui ne sont que traversés par le flux du poncif. Cette électricité baigne d’ailleurs plus les objets qu’elle ne circule en eux, troublant la surface de leur singularité pour y multiplier les signes de connivence. La psychologie du kitsch, cet “art du bonheur”, selon l’expression d’Abraham Moles, a pour règle d’or l’assentiment. Condition d’un confort, d’une sécurité et d’une communication en écho, cette hygiène de l’assentiment, assentiment à ce qui s’énonce et se pense, le kitsch lubrifie ce qui déjà n’aspire qu’à la fluidité des idées reçues et instrumentalise les images à des fins de transactions a-dynamiques, de potlachs abstraits sans plus de don que de destruction, dénués de défi. L’irruption du débat, de la contradiction, de la violence dialectique fait voler en éclats l’univers kitsch. Celui-ci, tout à sa réduction des possibles singuliers, à sa raréfaction des fulgurances, n’est rien moins qu’un eugénisme culturel.”

  • Jean-Yves Jouannais, Kitsch, mauvais goût. Eugénisme, attentat in Société perpendiculaire – Rapport d’activité, Images Modernes, 2002, pp 158-160
  • Aussi : Nicolas Bouyssi sur Edouard Levé et le name dropping : “Cette quête concurrentielle du bon côté, du havre de paix tautologique où chacun serait soit-disant reconnu pour ce qu’il est, où tout le monde communiquerait et où il n’y aurait plus de perte de temps, plus de mésentente et de différend à condition qu’on soit tous enfin pareils, on pourrait le définir comme le contraire d’un champ de tension, autrement dit comme lieu de détente. Et on pourrait définir ce lieu de détente comme pulsion de mort” (Nicolas Bouyssi, Esthétique du stéréotype, essai sur Edouard Levé, PUF, 2011, pp. 65-66)