Les livres, l’autre et le chinois

“Comment un ouvrier comme moi pourra comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu’il lit, on l’a vraiment écrit pour lui ? En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en recommençant. Même pour nous qui les écrivons, il n’y a pas d’autres voies. Dans ce monde, personne n’a rien pour rien. Il faut avoir la patience d’apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t’arrivera de rencontrer partout l’homme et le camarade, de même qu’on réussit à discuter avec un Chinois ou un Turc. De toute façon il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami, plus tu apprends à le connaître. C’est la même chose pour les livres. Et n’est-ce pas beau d’arriver à connaître un homme qui pendant trente ans, pendant toute sa vie, a essayé de parler avec toi ? Ce sont des livres pour nous ? Ce sont des livres pour qui veut les lire. Tu sauras me dire, là, pour qui est fait un livre ? Méfie-toi des livres qui sont faits pour un tel ou un tel. Même un livre qui a été écrit en Chinois a été fait pour toi. Il s’agit toujours d’apprendre les paroles d’un autre homme. Tous les livres qui valent quelque chose ont été écrits en chinois, et on ne sait pas toujours les traduire. Vient toujours un moment où tu es seul devant la page, comme était seul l’écrivain qui l’a écrite. Si tu as de la patience, si tu ne prétends pas que l’auteur te traite comme un enfant ou un demeuré, tu vas rencontrer un autre homme et te sentir plus homme toi aussi. Mais c’est dur, Marina, ça demande de la bonne volonté. Et beaucoup de patience.”

  • Citation de Cesare Pavese dans le cadre de l’exposition “Flamme éternelle” de Thomas Hirschhorn, au Palais de Tokyo jusqu’au 23 juin 2014, entrée libre / site internet. Crédit photo : André Morin, ADAGP, Paris 2014 (pour Christine)
  • En résonance : Nathalie Léger, “Supplément à la vie de Barbara Loden”, Folio 2013 (via Camille) – j’y reviendrai.

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